Manipulations néocoloniales?

Photo 052Pour comprendre la portée tout en mesurant les limites des participations de la Nouvelle-Calédonie dans les sociétés minières et métallurgiques, il convient de faire une première distinction fondamentale entre la base capitalistique d’une activité industrielle et la ressource minière dont elle dispose. Dans cet échange entre bonne mine et métallurgie, il convient de dépasser la question épineuse du contrôle de la ressource par la seule participation des collectivités publiques car la répartition soi-disant équitable de la structure du capital des co-entreprises est du domaine de la sphère symbolique face à la course au gigantisme de la mondialisation. En effet, les sociétés multinationales contrôlant les deux tiers du commerce mondial sont seules capables de lever des montants substantiels auprès des fonds de pension sur les marchés des emprunts obligataires. Et comme pour d’autres sociétés multinationales qui pensent globalement sans loyauté ni attachements spécifiques, qui développent des produits de consommation dans les pays riches, puis une fois que ces produits ont atteint un stade de standardisation, délocalisent leur production dans des pays à bas salaires pour les réexporter dans les pays riches, les grands groupes miniers cherchent à produire à moindre coût dans des pays où la valeur travail est la plus faible. Mais en raison de leur activité d’extraction et de transformation, l’accès aux matières premières est incontournable et doit nécessairement passer par le contournement de certaines entraves à l’échange, quitte à acheter les minorités, leurs politiques et les syndicats, quitte à supporter des coûts d’investissement et du travail plus élevés comme c’est le cas en Nouvelle-Calédonie. En raison des coûts importants des projets industriels de classe mondiale, les multinationales disposent surtout de la surface financière leur permettant de faire endosser le prix du risque aux sociétés locales partenaires apportant la ressource. Autrement dit, si la stratégie développée par Inco et reproduite par Vale dans le Grand Sud engendre aujourd’hui des déséquilibres découlant du management par la contrainte, si en revanche la montée à 50,1% des provinces dans le capital de la Société Le Nickel-SLN (SLN) laisse espérer un contrôle de plus de la moitié du patrimoine minier du territoire, celle développée par la SMSP permit certes d’arracher la ressource des mains d’un protectionnisme parisien en perte de compétitivité, mais ce afin de développer des projets industriels sur une base capitalistique qui n’est équitable et équilibrée qu’en apparence. Autant les hommes ont douté de la possibilité de construire une usine dans le Nord, autant ils commettent aujourd’hui l’erreur de ne pas savoir limiter leurs espoirs.
Propriété économique et puissance financière. Premier postulat. Que ce soit l’usine du Nord, celle du Sud ou de l’Empire du milieu, que la Nouvelle-Calédonie dispose d’une participation de 51%, 34% ou 5%, ce sont les multinationales qui garantissent et financent la construction des usines, ce sont donc elles qui assurent la maîtrise d’ouvrage, contrôlent la maîtrise d’œuvre, détiennent les procédés de production et commercialisent le métal. Second postulat. Qu’il s’agisse de 51% ou 5%, les actionnaires locaux sont bien incapables de garantir donc de financer les investissements des co-entreprises qui portent des projets industriels gigantesques dont le coût de construction et de mise en œuvre unitaire dépasse les 700 milliards de francs. Aussi, quel que soit le niveau de participation au capital social, pour pouvoir être capable de rembourser leur quote-part d’investissements et le coût important du crédit, les actionnaires locaux n’ont pas d’autres choix que de dépendre du modus operandi de leurs partenaires financiers. Ceci ne fait bien évidemment aucun doute pour ce qui concerne la Société de participation minière du sud calédonien, qui malgré un endettement important lui permettant de financer sa quote-part des avances en capital, ne détient que 5% du capital social. Mais c’est également le cas pour la SMSP, car si elle est majoritaire au capital et malgré le mérite d’André Dang, compte tenu des montants engagés et de l’expertise requise, ce sont les multinationales qui contrôlent les projets. L’usine du Nord et celle de Gwangyang ont été construites et financées par les multinationales, pas par la SMSP. Encore une fois, le monde de la finance n’est pas élu, ni forcément majoritaire, mais il gouverne effectivement. Aussi, une seconde distinction fondamentale doit être faite entre la propriété légale mais symbolique du capital social des co-entreprises et la propriété économique et financière des projets. 51% de quoi et à quel prix?
Retombées locales du point de vue comptable. Qu’elles soient minoritaires ou majoritaires, les participations au capital social des co-entreprises s’appliquent à la distribution du résultat net sous forme de dividendes. Il convient donc de s’interroger sur la structure même des coûts générant la valeur ajoutée produite et sur ce qu’il reste à distribuer. Prenons le cas de Koniambo Nickel (KNS) par exemple. Quels sont en effet les mécanismes comptables de la production et de la commercialisation du ferronickel et de leur influence sur la marge commerciale et la valeur ajoutée de la co-entreprise ? En clair, comment Glencore tire parti de sa compétence exclusive sur le procédé de fabrication et sur la commercialisation du ferronickel ? En quoi cela est-il différent du contrôle exercé par Eramet ou Vale sur leurs filiales calédoniennes? Pour quelle raison Glencore ou Vale seraient-ils plus bienveillants qu’Eramet? De la même manière, d’un point de vue purement financier, quel est le montant et la répartition de ces retombées ? Quel est le coût du service de la dette payée par KNS à Glencore ou de celle payée par Vale Nouvelle-Calédonie à sa maison mère pour avoir financé la construction ? En clair, combien la construction rapporte-elle de revenus financiers aux multinationales? Ces dernières ne sont elles pas devenues des promoteurs ayant recours à la finance internationale pour générer des revenus en finançant les projets tout en contrôlant la ressource, et ce quel que soit le niveau de participation de l’actionnaire local? Ces questions sont en fait révélatrices d’un grand déséquilibre économique et financier, mais aussi d’un certain mutisme idéologique. Sans doute s’est-on habitués à ne pas regarder le doigt qui nous montre la lune? Mais la pragmatique du langage nous échappe-t-elle au point de ne pas vouloir comprendre? Le problème est-il l’ignorance ou le refus de savoir, l’obligation de se taire ou le refoulement et la forclusion? Pourtant selon les calculs du partenaire financier, lesquels sont régulièrement reproduits dans les publireportages de l’entité locale, le lecteur averti peut facilement en déduire que les produits financiers qui lui seront servis par KNS pour le financement de la construction de l’usine (donc hors dividendes) seront supérieurs à l’ensemble des retombées économiques du projet pour la Nouvelle-Calédonie pendant les 25 prochaines années. Quelle est donc la valeur réelle de ces 51% lorsque l’on réalise tout à coup que les revenus financiers que la multinationale percevra au titre du financement de la construction, donc avant toute distribution de dividendes, seront supérieurs à l’ensemble des retombées locales sous forme d’achats locaux, de sous-traitance, de masse salariale, d’impôts et taxes, ainsi que de dividendes distribués à l’actionnaire local au cours des 25 prochaines années ?
Démocratie ajournée. Cela fait maintenant 25 ans qu’André Dang s’évertue à vouloir faire croire aux kanaks que la SMSP leur appartient. De son côté, Paul Néaoutyine affirme que « nous sommes passés du système dominant-dominé qui a régi l’exploitation du nickel pendant plus d’un siècle, avec des populations locales qui voient les retombées leur passer sous le nez, à un système gagnant-gagnant ». Ceci est bien évidemment ni plus ni moins qu’une posture politique, un mensonge romantique, une facétie idéologique au service des marchands de liberté qui prêtent à usure sous prétexte de donner, au service d’un État qui privilégie le dialogue dans la mesure ou la concertation n’a pas pour objet de détricoter le tricot. En dépit des apparences et de la fierté légitime que firent naître les participations majoritaires à hauteur de 51%, force est d’admettre que la SMSP est aujourd’hui un partenaire particulier sans ressources financières, un sleeping partner souffrant d’insomnie, un pourvoyeur d’emplois bien plus que de richesses dans un monde industriel où les matières premières, la valeur-travail et la plus-value générée par sa transformation s’achètent à vil prix sur les marchés financiers. Si les multinationales ne détiennent que 49% du capital social de ces co-entreprises, il est clair que leurs apports en industrie et leur surface financière confèrent à ces dernières une position tout à fait dominante, pour ne pas dire supranationale. Bien sûr, conformément aux statuts issus des joint venture agreements, toutes les décisions des conseils de direction des co-entreprises sont votées à l’unanimité des six membres représentants les associés. Pour autant, bien que minoritaires en actions, Glencore et POSCO, tout comme Vale et Eramet, sont les vrais dirigeants et propriétaires économiques des partenariats élaborés par la SMSP, car ce qui compte réellement au sein de ces conseils de direction, ce n’est pas le niveau de participation au capital social mais le réel pouvoir de décision découlant de la surface financière de chacun des partenaires.
Coquille vide ou manipulation néocoloniale? Avec sa stratégie fondée sur la détention de 51% du capital social, André Dang se persuada et voulut absolument faire croire aux calédoniens qu’il pouvait contrôler la ressource minière du pays et par là les décisions des multinationales finançant les projets industriels. Evidement, dans le cadre de cette sphère symbolique et de la projection identitaire qui en émane, et face à l’emprise des multinationales, le nationalisme de la ressource fait toujours le buzz, une technique marketing consistant à faire le bruit (d’un insecte) autour de déclarations à l’emporte-pièce, tranchant dans le vif, faisant monter l’audimat avec les signes d’appartenance locale conférés au « projet pays ». Aimées ou détestées, ces prises de positions ne laissent généralement pas indifférent tant elles sont parfois confuses, généralement alambiquées, mais toujours opiniâtres dans un espace mental particulièrement clivé. Mais en réalité, que ce soit sur le site industriel de Vavouto comme sur celui de l’usine de Gwangyang, qu’il s’agisse de la prise de contrôle du capital de la SLN où de l’interdiction pour les petits mineurs d’exporter leurs garniérites vers le Japon, force est de constater que les prises de position de la SMSP sont plus déterminées dans leurs énonciations que déterminantes dans les faits. Coquille vide ou manipulation néocoloniale ?
Un syllogisme parfait! Grâce à l’affichage des 51% que les pessimistes jugeaient impossibles, les défaitistes inutiles, et les lobbyistes illusoires bien que nécessaires, cette Doctrine Nickel eut néanmoins l’avantage de concilier deux forces majeures qui devinrent les leviers d’une seule et même stratégie de valorisation d’une ressource mobilisable appartenant à la SLN. Il s’agit de la revendication foncière pour en gagner l’accès, d’une part, et l’emprise technologique et financière des multinationales étrangères dans la conduite des projets industriels, d’autre part. Bien que les deux grands projets industriels calédoniens connurent pratiquement les mêmes écueils, des changements d’actionnaires, des retards importants dans la construction, des incidents durant la mise en exploitation, des augmentations de coûts significatifs avec leurs lots de secrets d’alcôve de la part d’élus toujours droits dans leurs bottes bien que souvent contraints de courber l’échine devant les puissances faustiennes, force est de reconnaître qu’avec l’usine du Nord, les contestations auront été contenues grâce à l’affichage des 51% et la croyance populaire du « projet pays ». Dans un syllogisme parfait, la minière du Nord sut juxtaposer en quelque sorte la volonté de mettre fin au système colonial d’Eramet-SLN avec le développement du néocolonialisme des multinationales, ce que les générations futures calédoniennes ne manqueront pas d’appeler the green cake road, jonchée de trous couleur de sang. Les promoteurs de cette Doctrine Nickel se sont armés de patience, mais pendant combien de temps encore cette apparente volonté d’indépendance économique reposant sur l’illusion de percevoir 51% de la valeur ajoutée masquera-t-elle les produits financiers exorbitants qui quitteront la Nouvelle-Calédonie sans qu’aucun prélèvement ne soit effectué par voie d’autorité de la dite puissance publique ?
 
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